samedi, juillet 26

Un article médical sur les NO LIFE

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Dossier spécialLe virtuel, les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC)et la santé mentale

Introduction
Serge LeboviciL’Internet, vous avez dit ?
Sylvain MissonnierSous le signe du lien numérique,

Les jeux vidéo
Michael StoraAddiction au virtuel : le jeu vidéo
Michael StoraLa marche dans l’Image : une narration sensorielle
Sylvain MissonnierLes jeux vidéo en question
Serge TisseronJeux vidéos : la triple rupture
François Lespinasse, José PerezUn atelier thérapeutique « Jeux vidéo » en hôpital de jour pour jeunes enfants
Jean-François VezinaLa ficelle virtuelle
L'internet dépendance, une nouvelle forme d'addiction ?
Dan VéléaCyberaddiction et réalité virtuelle
François MartyAddiction adolescente au virtuel
Le virtuel et la clinique
Metodi KoralovLa communication en ligne et son influence sur l’estime de soi et le concept de soi chez les adolescents âgés de 15-17 ans
Sylvain MissonnierPour une psycho(patho)logie du virtuel quotidien
Sylvain MissonnierLa relation d’objet virtuel et la parentalité ingénue
Juliette DieusaertUn forum par Internet, pour des malades et familles touchés par l’ataxie de Friedreich : enjeux, représentations et perspectives
Sylvain MissonnierPréfaceà l'ouvrage Psychanalyse du Net de Michael Civin
Sylvain MissonnierDes consultations et des psychothérapies sur Internet ?
Sylvain MissonnierDancing Babies
Sylvain MissonnierLe vieil homme, l'enfant et le travail du virtuel
Le congrès du Lasi « La présence de l'absence »
Publication des actes du congrès :Le virtuel, la présence de l’absent
Travaux du séminaire de Paris X Nanterre de Psychologie clinique « La relation d'objet virtuel »
Argument
Mémoires de recherche
Bibliographie

Serge TisseronJeux vidéos : la triple rupture
Ce texte est paru dans le numéro 47, de juillet-août 99, pages 23-30.
L'introduction de technologies nouvelles s'est toujours accompagnée d’inquiétudes. Dès 1905, certains censeurs craignaient que les spectacles de cinéma poussent les jeunes à la violence! La bande dessinée, puis la télévision, ont ensuite été successivement accusées d'encourager la violence des jeunes. Aujourd’hui, ce sont les jeux vidéo pratiqués par les adolescents qui angoissent beaucoup d’adultes. Leurs contenus sont accusés d’être " violents ". Mais les jeux vidéo ne nous font-ils pas d’abord violence par la façon dont ils malmènent certains de nos repères habituels ?
Avant d’aborder cet aspect, nous commencerons pourtant par évoquer ce que les jeux vidéo apportent aux adolescents dans le domaine des apprentissages et de la socialisation. Ensuite, nous envisagerons leurs dangers, car ils existent bien même s'ils ne sont pas là où certains parents craignent de les trouver. Enfin, nous examinerons les trois domaines dans lesquels les jeux vidéo bousculent nos repères habituels et risquent de creuser un fossé entre les adolescents et leurs parents : ceux de notre relation aux images, à nous-mêmes et aux machines.
I. Apprentissages et socialisations
Les jeux vidéo sont un univers plus complexe qu’on ne le croit habituellement. Les plus connus consistent dans les jeux de bagarres qu'on appelle "jeux d'arcades" parce qu'au Japon, ils se jouaient d'abord sous des arcades. Le plus bel exemple en est Tomb Raider. Ces jeux constituent la majorité de ceux proposés sur console, mais la minorité de ceux proposés sur PC. Il y a aussi les jeux d'aventures, de rôle, de stratégie et de réflexion qui, se jouent en général sur PC ou sur Mac et qui représentent plus de 50% des cédéroms de jeux vendus aux joueurs sur micro. Il y a enfin des jeux qui explorent des domaines de connaissance : Croisades et Vikings ont été conçus pour des élèves des classes de 6e et 5e en intégrant tout ce que l'on sait aujourd'hui sur ces époques. C’est aussi le cas des jeux conçus par " Cryo " en relation avec la " Réunion des Musées Nationaux ", comme Complot à la cour du Roi Soleil ou Egypte.
1. Stimuler certaines capacités
Tout d'abord, les jeux vidéo permettent une familiarisation avec les nouvelles technologies, comme par exemple avec le fait qu'en appuyant toujours sur le même bouton et en faisant apparaître successivement plusieurs icônes, on puisse commander plusieurs fonctions. Il est d'ailleurs regrettable que l'Education Nationale ait raté l’occasion d’utiliser les Tamagotshis pour introduire à l'école une réflexion sur les nouvelles technologies. L’entreprise aurait été particulièrement démocratique et interactive ! Certains jeux vidéo sont d’ailleurs l’occasion de détournements. Par exemple, certains enfants rentrent dans les programmes pour que leur personnage ait une vie illimitée. D'autres créent des clubs d'informatique pour introduire la tête de leur prof à la place de celle des monstres qu'ils ont à détruire. Au passage, ils apprennent l'informatique !
Les jeux vidéo apprennent également à gérer plusieurs tâches en même temps, par exemple quand le joueur doit à la fois défendre son camp et attaquer celui de l'ennemi. Cela est de plus en plus utile dans le monde complexe où nous vivons. Qui aurait pu croire, au moment de l’invention du téléphone, de la voiture et de la télévision, qu’un être humain pourrait un jour faire ces trois choses en même temps ?
Ces jeux stimulent enfin les fonctions d'attention, de résolution d'énigmes comme le faisaient traditionnellement les livres illustrés. C'est le cas notamment de Seven Guest, Myst, Croisades, Vikings. Bref, les jeux vidéo ont un ensemble de qualités positives liées à la relation que l'enfant établit avec le jeu lui-même. Mais ils ont aussi un ensemble de conséquences positives du côté de la socialisation de l'enfant.
2. La socialisation
Du point de vue de la socialisation, on peut comparer les jeux vidéo au bricolage. Tout le monde a de celui-ci une vision relativement positive, ça occupe, ça embellit la maison. Pourtant, le bricoleur est généralement seul (à moins qu'il ennuie sa femme et ses enfants en demandant leur aide). En revanche, il achète des revues de bricolage, il va chez le marchand de matériaux ou d'outillage... bref, il développe toute une socialisation autour de son activité solitaire. C'est la même chose pour l’adolescent joueur de jeu vidéo. Dans le moment où il joue, il est souvent seul, quoique certains jeux d'énigmes soient d'excellents supports de discussion familiale. Mais, très vite, il doit résoudre tant de problèmes complexes qu'il lui faut discuter avec les copains, s'abonner à des revues, ou les emprunter. Bref, il doit questionner, expliquer, échanger. Cette dimension de socialisation est essentielle même si elle passe souvent inaperçue aux yeux des parents. D’ailleurs, les enfants qui jouent aux jeux vidéo ont une meilleure socialisation que ceux qui préfèrent les livres.
II. Les dangers des jeux vidéo
Deux dangers sont en général mis en avant sitôt qu’on parle de jeux vidéo : le repliement de l’enfant sur soi et le risque de confusion entre la réalité et la fiction.
1. Le repliement sur soi
Le danger du repliement de l'enfant sur l’ordinateur existe, entre 11 et 14 ans surtout. Mais ce danger n'est pas dans la machine, il est dans la relation que l'enfant établit avec elle. Et cette relation dépend au premier chef de l'histoire de l'enfant et de son environnement. Un enfant qui aurait pu, il y a 20 ans, se désocialiser dans la philatélie ou dans un sport solitaire, peut aujourd'hui y être conduit avec les jeux vidéo. Mais dans tous les cas, il s'agit d'enfants qui désespèrent de pouvoir communiquer avec les adultes, ou même avec leurs camarades, et qui, donc, s'engagent dans une activité solitaire. C’est l’isolement relationnel qui est la cause du repli sur le jeu et non l’inverse. Il ne faut pas confondre l’effet avec la cause. Ce risque, pourtant, est d’autant plus grand que les jeux vidéo ont un pouvoir de séduction que la philatélie ou que le sport n'avaient pas. Ils sont des images qui se présentent ouvertement comme des fictions. Or, dans beaucoup de familles, les parents construisent des fictions, d'eux-mêmes ou de la famille, dont ils cherchent à convaincre l'enfant comme d'une vérité. L'enfant se sent isolé parce qu'il sent bien que ses parents lui mentent, mais il ne peut pas le dire. Alors il peut avoir tendance à développer des activités solitaires, et notamment à s’engager dans les jeux vidéo.
De tous temps, des enfants sensibles choqués par l’hypocrisie familiale sociale ont développé des activités marginales. Le film de Kiarostami intitulé “Le passager” nous en donne un exemple d’autant plus intéressant qu’il concerne un autre pays, l’Iran, une autre culture, paysanne et musulmane, et une autre passion, le foot-ball. Mais le mécanisme est le même. Un enfant confronté à la dureté, à l’incompréhension et à l’hypocrisie de son environnement développe une passion exclusive pour le foot-ball. Il ne travaille plus à l’école, dérobe de l’argent à ses camarades, ment à ses parents, puis les vole, et finalement fugue pour aller voir un match en cachette. Cet enfant est évidemment sur le chemin de la délinquance. Ce n’est pas plus la faute du foot-ball que ce n’est, aujourd’hui la faute des jeux vidéo si un enfant passe beaucoup de temps à jouer. Mais remarquons pourtant que les jeux vidéo ont une caractéristique importante par rapport à d’autres activités où l’enfant pourrait se réfugier, comme le foot ou la philatélie.
Les jeux vidéo organisent une forme de mensonge, mais qui dit toujours la vérité sur lui-même ! Les images sont des illusions, mais elles ne prétendent jamais être le contraire ! Les enfants meurtris de l’écart qui existe entre ce que disent et font leurs parents se réfugient dans le monde des jeux vidéo parce que les images, elles, ont toujours l'honnêteté de leur mensonge. Elles ne font jamais croire qu'elles disent la vérité !
2. La confusion entre réel et imaginaire
Un adolescent interviewé sur sa passion des jeux vidéo disait son bonheur d’écrabouiller des créatures virtuelles... puis sa tristesse que ses parents s’en inquiètent. “C’est parce qu’ils confondent créatures réelles et créatures virtuelles”, ajoutait-il. Cette réflexion est malheureusement plus vraie qu’on ne croit. On a bien vu la confusion établie par certains parents autour des tamagotshis. D’un côté, les enfants étaient capables de traiter leurs tamagotshis comme des êtres réellement vivants, mais sitôt après, de s’en détourner. D’ailleurs, des adolescents ont joué, en groupe, à faire mourir leur Tamagoshi le plus rapidement possible alors qu'ils ne font jamais ça avec leurs animaux domestiques. Ils montraient bien par là qu'ils ne risquaient pas de confondre la réalité avec le virtuel ! Cette confusion, on l'a encore vue à l’oeuvre chez les parents puisqu'il est arrivé que certains enterrent les tamagoshis après que leurs enfants aient joué avec. Enfin, le seul accident provoqué par un Tamagoshi l'a été par une femme adulte, bien socialisée, qui a lâché le volant de sa voiture pour s'occuper de sa créature virtuelle et qui a écrasé deux enfants ! Aujourd'hui, ce ne sont pas les enfants qui courent un risque de confusion, ce sont plutôt les parents !
Mais la cause principale de confusion autour des jeux vidéo ne vient ni des parents, ni des enfants, mais des concepteurs de jeux et des agences de publicité qui les promeuvent. On peut le voir avec un jeu comme Créatures. Sur une planète, on introduit des oeufs d'où naissent des petites créatures. Le joueur est leur parent. Il doit leur apprendre à parler, à manger, à trouver leur nourriture. Devenues adultes, elles peuvent se reproduire entre elles, fabriquer des bébés qu'elles élèveront, sur lesquels le joueur pourra aussi intervenir. Ce jeu rentre dans le cadre des nouveaux jeux où le but consiste à confronter le joueur à de l'imprévisible.
En soi, un tel jeu est plutôt agréable et distrayant. Le problème est que sa publicité a été organisée autour du caractère "réellement" vivant des créatures dont le joueur est appelé à s'occuper. Sur le dos de la boîte, on explique qu'il ne s'agit pas d'un jeu comme les autres : “Découvrez la vie artificielle”, “Ce logiciel contient de l’ADN numérique”. Et tout est présenté dans le descriptif du jeu comme si ces créatures avaient une vie équivalente à notre vie biologique. Le problème, c'est que certaines personnes peuvent le croire, et pas forcément les enfants d'ailleurs. La confusion entre le réel et l’imaginaire, quand elle existe, n'est jamais quelque chose que l'enfant se construit seul. C'est toujours une erreur à laquelle l'environnement l'engage, et parfois sans s'en rendre compte, comme ici. Il faut dire au contraire aux enfants que les jeux sont un peu comme de la pâte à modeler, mais qui serait "numérique". Si un enfant construit un bonhomme en pâte à modeler, donne un coup de poing dessus et l'écrase, personne ne va s'inquiéter autour de lui et penser qu'il va devenir plus tard un criminel et assassiner ses propres enfants ! Il n'y a pas davantage de raisons de s'inquiéter pour un enfant qui, en jouant à un jeu vidéo, assassine une foule de créatures virtuelles... Par contre, il y a risque lorsque le concepteur du jeu, et pire encore, lorsque les parents engagent l'enfant dans une confusion autour de ce qu'on appelle improprement la "vie numérique", qui n'est pas de la vie. Ce n’est pas les jeux qu’il faut craindre, c’est leur emballage et les publicités qui les accompagnent !
III. Le bouleversement de nos relations aux images
Il nous faut maintenant envisager comment la culture des jeux vidéo est inséparable d’un problème beaucoup plus général. Le développement de ces jeux est en effet contemporain d’un changement radical dans la relation des nouvelles générations aux images. Et c’est cette nouvelle forme de relation qui doit aujourd’hui être étudiée. Sinon, nous risquons de croire que les jeunes, qui ont une forme de relation différente à l’image, sont menacés par les mêmes risques que nous. Alors que leur culture différente de l’image ne les expose pas aux mêmes risques, mais à d’autres.
1. L’environnement d’image change
Aujourd’hui, les enfants sont confrontés de plus en plus précocement au monde des images. Ils découvrent souvent l’écran de télévision en même temps que le regard de la mère dès le moment de la tétée.
La télécommande du magnétoscope constitue pour les tout petits dès 4 ans le premier instrument d’interactivité avec l’image. Elle est en quelque sorte l’archéosouris, ancêtre de ce que devient très vite pour l’enfant qui grandit la souris de l’ordinateur. L’enfant un peu plus grand découvre avec les tamagoshis la possibilité d’interagir avec une machine en utilisant le même bouton pour plusieurs fonctions. Celui qui joue à un jeu vidéo n’est pas du tout soucieux de s’identifier à un héros comme celui qui voit défiler devant lui un film. Il s’identifie au meneur de jeu, voire à Dieu lui-même. Au cinéma, à la télévision ou même dans la bande dessinée, le joueur a affaire avec des héros en quelque sorte “prêts-à-porter”. Il ne peut que choisir entre quelques modèles constitués, et, une fois son choix fait, il suit son héros dans des situations et des lieux qu’il ne choisit pas.
Toute différente est la situation du joueur de jeux vidéo. Non seulement le joueur a la possibilité de créer son héros “sur mesure”, mais il peut même choisir les caractéristiques de l’environnement où il évoluera. Il décide par exemple de placer des montagnes, des cours d’eau ou des forêts sur un territoire. Et, si le personnage doit évoluer dans un labyrinthe, il peut le créer d’abord en vue aérienne avant de l’animer en “3 D”. Enfin, demain, les enfants découvriront le cinéma en même temps que la possibilité d’introduire leur propre visage à l’intérieur du film. Les technologies nouvelles permettront de regarder un film en incluant son propre visage à la place de celui de John Wayne ou d’Humphrey Bogart, et même un jour sans doute son corps entier à la place de celui du héros. Il n’est pas sûr que cette possibilité stimule la sacro-sainte identification au héros. On peut même imaginer qu’elle sera l’occasion de plaisanteries et de détournements qui introduiront l’enfant à une démarche totalement critique par rapport aux images.
Il en résulte deux grandes transformations dans la relation que les enfants ont avec les images, et qui sont essentielles à prendre en compte. Ce nouvel environnement d’image détermine chez eux des changements radicaux d’attitudes : pour eux, l’image souvent n’est plus ce qu’on regarde, mais ce qu’on transforme. Leur question principale face aux images n’est plus “Qu’est-ce que ça veut dire ?”, mais “Qu’est-ce que je peux en faire ?”. Il en résulte que l’image est beaucoup moins souvent perçue comme un reflet, et beaucoup plus souvent comme une construction.
Les adultes qui entourent les enfants doivent savoir les accompagner dans cette conviction le plus tôt possible. L’enfant n’a nul besoin de recevoir de l’adulte l’idée que l’image ne serait pas un reflet. Il a par contre à être encouragé par l’adulte dans la compréhension précoce et spontanée qu’il a que toute image est une construction et une mise en scène.
Et ensuite, l’image est de moins en moins reçue comme provenant d’une intention. Les adolescents n’ont pas l’impression que les images résultent du travail de quelqu’un. Pour eux, elles sont le résultat d’un collectif. Et, en cela, ils ne se trompent pas. A partir de là, l’important ce n’est plus : “Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ?”, ou même “Qu’est-ce que ça veut dire ?”. L’important c’est, “Qu’est-ce que je peux en faire ?”.
2. L’image comme moyen de transport
A partir de ces prémisses, il me paraît essentiel de savoir adopter une nouvelle façon de voir les images qui ne soit plus seulement axée sur la signification. Il y a des sens de l’image qui ne sont pas de l’ordre de sa signification “en soi”, mais de l’ordre de son utilisation. Ce changement est essentiel pour éviter l’établissement d’une rupture entre d’un côté, des adultes pour qui l’image est signification et de l’autre, des adolescents pour qui elle est une interrelation. Pour éviter cette rupture, il est essentiel de changer notre façon de voir l’image, autrement dit notre modèle de l’image : j’irai plus loin. Il faut cesser de la considérer comme sens pour la considérer comme moyen de transport.
Nous pouvons utiliser un moyen de transport, comme le train, la voiture, la bicyclette ou la moto, de cinq façons au moins. Tout d’abord nous pouvons l’utiliser pour nous rendre plus rapidement d’un point à un autre. Ensuite nous pouvons l’utiliser pour flâner à notre rythme à travers un paysage qui nous enchante. Une troisième façon d’utiliser un moyen de transport est de le mettre au service de notre désir de connaître la région que nous traversons : alors nous serons sensibles à la forme des habitations aux vêtements des autochtones ou encore aux animaux que nous pourrons rencontrer. Mais nous pouvons aussi utiliser un moyen de transport pour les fortes sensations qu’il nous procure : se déplacer très vite en moto ou en voiture décapotable provoque des sensations fortes et exaltantes. Enfin nous pouvons utiliser un moyen de transport pour le plaisir d’être ensemble : une famille qui réalise chaque week-end une promenade commune en voiture existe probablement de manière plus forte comme famille qu’une famille qui ne le fait jamais.
C’est la même chose pour une image. Elle peut être utilisée de ces cinq façons différentes. D’abord comme moyen de nous rendre plus vite d’un point à un autre et d’opérer une espèce de raccourci pour la pensée. Mais elle peut être aussi utilisée pour le plaisir que nous avons à y flâner, comme lorsque nous tournons les pages d’un livre de photographies. Nous pouvons également l’utiliser comme moyen de connaissance, et l’ensemble de l’imagerie médicale montre l’importance prise dans notre société par l’image comme moyen de connaître et de comprendre. L’image peut également être utilisée pour nous procurer des sensations fortes et une grande partie du cinéma américain est basée sur les émotions, les sensations provoquées chez les spectateurs. Enfin nous pouvons utiliser l’image pour le bonheur d’être ensemble : nous préférons aller au cinéma en groupe ou en famille plutôt que seul et ces spectacles augmentent notre identité de groupe. Ce sont ces façons multiples d’envisager l’image qui nous permettent aujourd’hui de comprendre les jeux vidéo.
IV. Les bouleversements de l ’image de soi
Considérée du point de vue de l'image de soi, notre identité est passée depuis quelques siècles par plusieurs phases successives. Tout d'abord l'identité de chacun s'étayait de manière préférentielle sur des repères sensoriels et l'image que ses interlocuteurs lui renvoyaient de lui. En effet les miroirs de bronze ou d'argent ne donnaient qu'une image très approximative de l’apparence, et l'identité était perçue davantage dans le regard de l'autre que sur les miroirs comme c'est le cas aujourd'hui. Il en résultait probablement que l'individu était beaucoup plus dépendant du groupe que ce qu'il ne l'a été par la suite. Guettant son identité dans le regard de l'autre, il était en effet obligé de donner à cet autre un rôle majeur dans la constitution de l'image de soi.
Puis, avec le développement des miroirs d'argent, chacun a trouvé la possibilité de construire une représentation de lui-même indépendante des images que lui renvoyait l'entourage. Au début l'église se méfiait des miroirs. Il était déconseillé aux femmes de se regarder dedans car elles risquaient d'y voir... les fesses du diable. En fait ces recommandations qui nous paraissent aujourd'hui ridicules étaient liées à une compréhension tout-à-fait juste des mécanismes qui se jouent dans la relation à l'image de soi médiatisée par une surface argentée. Plus quelqu’un est dépendant de son miroir, et moins il est dépendant du groupe dans la constitution de l’image de soi. Le narcissisme constitué dans la relation de soi à soi face au miroir prend progressivement la place du narcissisme constitué dans la relation à l'autre. Chacun avec le miroir, devient moins dépendant de l'organisation sociale et des attentes du groupe vis-à-vis du sujet. Les civilisations qui encouragent l’individualité encouragent le miroir. Celles qui dissuadent l’individualité s’en méfient et utilisent le miroir autrement, par exemple dans le vêtement et l’architecture.
C'est sur cette illusion d'une identité réduite à l'apparence que ce sont développées les mythologies du cinéma et de la télévision. Au cinéma, des héros se donnent à nous comme des modèles et nous sommes tentés de croire que les acteurs et les actrices qui les incarnent sont en effet dans la vie tels qu'ils se présentent à nous au cinéma. Le reflet vaut identité ! Quant à la télévision, on sait bien comment elle a été présentée comme une "fenêtre ouverte sur le monde". L'identité liée au reflet est ce qui permet encore aux hommes politiques de pouvoir faire croire aux téléspectateurs qu'ils sont sincères quand ils parlent parce qu'ils donnent les marques de la sincérité. Nous savons bien pourtant que tout cela n'est qu'un gigantesque théâtre dans lequel les conseillers en communication sont nombreux et soucieux de "vendre" leurs clients. Mais qu'importe, nous vivons encore mais sans doute pour les derniers jours l'illusion d'une identité attachée à l'image apparente de soi.
C'est pourtant cette illusion qui est en train de sombrer avec les nouvelles technologies. Les adolescents jouent déjà à changer leur apparence en se choisissant un clone virtuel pour entrer en relation sur Internet. Et il leur sera de plus en plus facile de modifier l'image de leurs camarades ou de leurs amis grâce à des logiciels appropriés, tout autant que les images d’eux-mêmes.
Avec les nouvelles technologies de l'information et de la communication, l’identité sera donc probablement amenée à se détacher de plus en plus des représentations visuelles, condamnées à être changeantes et flottantes, pour s'ancrer dans des perceptions cénesthésiques et la sensation d'un écoulement de la durée.
V. Les bouleversements dans la relation à la machine
Enfin, les jeux vidéo contiennent encore une dernière particularité qui concerne nos relations à l'ensemble des machines de plus en plus sophistiquées qui nous entoureront chaque jour.
L'être humain était habitué jusqu'ici à vivre dans un monde où il y avait des humains, des animaux, des plantes et des machines. La règle était qu'il fallait à tout moment pouvoir repérer et identifier notre interlocuteur comme appartenant à l'un de ces règnes. Une fois identifié comme être humain, notre interlocuteur ne cessait pas de l'être, de même que l'animal une fois identifié comme tel restait un animal dans l'ensemble des relations que nous avions avec lui. Bien entendu, il pouvait arriver que des humains donnent à certains animaux une qualité humaine et même parfois divine. Mais cela une fois fait, le mouvement était irréversible. L’animal considéré comme alter ego ou divinité le restait jusqu’à sa mort. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons été amenés à diviser les animaux en deux catégories. D’un côté, il y a nos animaux domestiques auxquels nous croyons parfois qu’il ne manque que la parole. Et d’un autre côté, il y a les animaux de boucherie traités comme des quasi-objets censés n'éprouver ni angoisse ni douleur à être abattus. De la même façon, il y a les humains dont nous nous sentons proches -qu’ils appartiennent à notre famille, notre quartier ou notre culture- et ceux dont nous nous sentons radicalement étranger, par exemple parce qu’ils ont une couleur de peau différente. Et il y a de même les plantes de notre jardin que nous chérissons et auxquelles éventuellement nous parlons, et les graminées industrielles que nous jugeons tout juste bonnes à nourrir nos bestiaux. Dans chacun de ces cas, les catégories que nous constituons sont fixes et rigides. Mais avec le développement des nouvelles technologies, nous allons être confrontés à la nécessité d’introduire des changements dans nos façons quotidiennes d’envisager le même objet.
Nous devrons savoir traiter les machines, alternativement, comme des équivalents d’êtres humains ou comme de simples mécanismes inertes. En effet, pour profiter au mieux des capacités des ordinateurs, nous devrons être capables, pendant le temps où nous converserons avec elles, de leur attribuer des sensations, des émotions et des capacités de raisonnement humaines. Par contre, si nous continuons à leur accorder ces mêmes capacités à tout moment, nous serons rapidement persécutés par elles. Les ordinateurs de demain seront des machines hybrides qui appelleront à leur égard des comportements hybrides. D’un côté, nous devrons savoir les traiter comme des êtres humains, et d’un autre côté, comme des assemblages de tôle et de silicium, en quelque sorte des ouvre-boîtes perfectionnés. Les machines sont cette nouvelle catégorie d'"existants" avec lesquels nous devrons à certains moments avoir une relation comme avec un alter ego, et que nous devrons à d'autres moments savoir complètement débrancher, jeter à la casse et dépecer pour en récupérer les morceaux. Autrement dit, ce qui caractérisera notre relation aux machines, se sera la possibilité de la réversibilité. La réversibilité, c'est la possibilité de traiter la machine tantôt comme un interlocuteur à part entière et tantôt comme un simple objet dénué de toute autre qualité que celle que je lui prête. Or il se trouve que cette attitude à un modèle, c'est celui du jeu du petit enfant. Lorsqu'un enfant décide qu'un petit caillou est une automobile il peut hurler et souffrir pour de vrai si un adulte le lui enlève et le jette à la mer. Ce caillou devient véritablement pour lui sa voiture pendant la durée de son jeu.
Mais cela n'empêche pas l’enfant si on l'appelle pour son goûter quelques minutes plus tard, d'abandonner ce même caillou sur la plage ou de le jeter lui-même à la mer. Ainsi, ce qui était pour lui extrêmement précieux et comme une partie de lui-même à un moment devient un simple objet sans valeur à un autre moment. Ce n'est pas l'envahissement des objets qu'il faut craindre, c'est la difficulté où nous risquons de nous trouver d'opérer cette opération psychique de réversibilité au fur et à mesure que les machines qui nous environnent seront plus compliquées. Mais en même temps, la complexité croissante des machines est ce qui nous condamne à devoir entrer avec elles dans ce jeu de la réversibilité. Car sinon les machines risquent fort de nous apparaître soit comme des concurrents soit comme des persécuteurs.
Telle est l’une des raisons pour lesquelles les jeux vidéo sont si importants. La relation que l'adolescent établit avec l'écran de son ordinateur lorsqu'il est engagé dans un jeu vidéo est la même que celle que le petit enfant évoqué tout à l'heure établit avec son caillou au bord de la mer. Le jeu vidéo est le domaine privilégié où la machine, aussi sophistiquée soit-elle, devient totalement ce que j'en fait dans la relation que j'ai avec elle. Bien sûr, d'une certaine façon c'est aussi ce qui se passe lorsque j'utilise un ordinateur dans une recherche d'information ou dans la résolution d'un problème complexe que je n'arrive pas à résoudre moi-même. Mais, par contre, la position subjective du joueur est différente. Le joueur n'hésite pas à débrancher la machine lorsqu'il décide de faire autre chose, et c'est justement l'attitude essentielle qu'il faut nous apprendre à développer. Les jeux vidéo ne scotchent pas les enfants aux écrans. Les jeux vidéo leur apprennent au contraire à traiter les écrans pour ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire des objets de nature nouvelle qui doivent nous engager à avoir avec eux un nouveau type de relation.
Il y avait jusqu’ici dans l'environnement de chacun trois types d’objets distincts : les êtres humains, les animaux et les plantes. Il s'y ajoutera de plus en plus le monde des machines. Celui qui ne sera pas capable de traiter la machine comme un interlocuteur à part entière, un véritable alter ego, ne pourra pas profiter de tout ce qu’elle peut lui offrir. Elle devra être reconnue à tout moment comme capable de s'adapter à mes réactions de me proposer des connaissances que j'ignore et des modes de raisonnement avec lesquels je ne suis pas familier. Mais inversement, elle devra aussi à tout moment pouvoir être débranchée comme un simple lave-linge ou un moulin à café. C'était l'intuition géniale de Stanley Kubrick dans 2001, l'Odyssée de l'espace. La scène où l'ordinateur central, appelé Karl, est débranché constitue un moment bouleversant. Il se souvient des chansons qu'il a apprises pour commencer à pouvoir parler et c'est toute son enfance qui est rappelée dans des plaintes exactement comme cela pourrait être le cas pour un être humain qu’on torture. Mais ce langage attendrissant de l'ordinateur en train de " mourir " ne détourne pas l'humain véritable de la tâche de le débrancher. Celui qui joue aux jeux vidéo aujourd'hui se familiarise mieux que les autres avec ce double visage que la machine aura de plus en plus pour nous. Véritable alter ego d'un côté, elle ne devra jamais cesser d'être machine de l’autre.
Les enfants et les adolescents qui jouent aux jeux vidéo apprennent aujourd'hui les comportements psychiques et les attitudes relationnelles qui leur seront indispensables demain dans leur façon de penser l’image, de se représenter leur propre identité et de concevoir leurs relations aux machines. L’image cesse d’être un reflet pour devenir territoire à explorer et à conquérir par les opérations de transformation qui lui sont appliquées; l’identité cesse de trouver ses repères privilégiés dans le visuel ; et enfin la machine devient vécue et pensée dans une réversibilité permanente, tantôt véritable alter ego et tantôt assemblage de tôle et de silicium. Il serait catastrophique que leurs parents ou leurs pédagogues les en empêchent, ou même, seulement, se détournent de ces enjeux.
Serge Tisseron
Serge Tisseron a publié :
Psychanalyse de l’image, Dunod, 1995, 2e édition, 1997.
Le bonheur dans l’image, Les empêcheurs de penser en rond, Synthelabo, 1996.
Y-a-t-il un pilote dans l’image ? Aubier, 1998.




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